Mine et textile
‘’Mine et textile, une épopée humaine…’’ Conférence de Jean-Pierre BALDUYCK
pour l’Université Populaire Mineurs du Monde-Gauheria à LENS le 25/01/18
Elles avaient entre 16 et 23 ans, elles étaient sorties pour la plupart de l’école ménagère après avoir obtenu
le CEP (certificat d’études primaires). Pour se constituer une dot, elles se levaient à 2h du matin pour
prendre, un peu après 3h, l’autobus qui les amenait dans les filatures de ROUBAIX ou de TOURCOING et les
ramenait douze heures après. Ces jeunes filles du Bassin Minier épousaient la plupart du temps un Mineur
et elles cessaient leur activité professionnelle dès le premier enfant. Leurs conditions de travail étaient
déplorables (bruit, humidité, cadences infernales, hiérarchie pesante, quatre heures en bus pour certaines…)
et leurs salaires misérables mais elles ne se plaignaient pas, c’était leur destin…
Il existe peu de documents sur le sujet et à peine quelques vidéos très courtes sur le site de l’INA. C’est un
peu pour réparer cette injustice que nous avons invité Jean-Pierre BALDUYCK, ancien Député et Maire
honoraire de TOURCOING, pour venir nous en parler. Retiré de la vie politique depuis quelques années, cet
éminent édile à la carrière très longue a décidé de consacrer une bonne partie de sa retraite à essayer de
créer un lieu de mémoire sur TOURCOING afin que l’aventure du textile qui employait 171 000 personnes en
1954 dans la région (moins de 10 000 aujourd’hui) ne tombe pas dans les oubliettes ; les hommes et surtout
les femmes qui travaillaient dans des usines immenses employant jusqu’à 9 000 personnes pourraient ainsi
voir leur travail et leurs mérites reconnus.
Qui mieux que Jean-Pierre BALDUYCK pouvait faire ce lien entre les deux bassins, minier et textile, qui étaient
les deux plus gros employeurs de la région ? Pour le plus grand bonheur des adhérents de l’Université
Populaire Mineurs du Monde-Gauheria, il a répondu favorablement à l’invitation et la conférence proposée
intitulée ‘’Mine et textile, une épopée humaine…’’ a eu le succès qu’elle méritait car une bonne centaine de
personnes (parmi lesquelles quelques anciennes ouvrières venues ‘’reparler de leur jeunesse laborieuse’’)
sont venues écouter respectueusement l’intervenant et dialoguer avec lui en apportant quelques
témoignages complémentaires.
Merci Monsieur BALDUYCK ! Ce fut une soirée très intéressante et même émouvante par moments, on en
sait désormais un peu plus sur le textile de la métropole LILLE-ROUBAIX-TOURCOING. On ne peut qu’être très
fiers du travail fourni par nos jeunes filles des années 50, 60, 70 ; devenues grands-mères aujourd’hui, celles-
ci disposaient de peu de documents pour raconter à leurs petits-enfants ce qu’elles ont vécu dans les filatures
(en fait, leur histoire n’a pas intéressé grand monde !). Espérons que le projet de Jean-Pierre BALDUYCK se
concrétisera et que le public viendra nombreux visiter ce lieu de mémoire du textile.
La naissance du bassin textile de LILLE-ROUBAIX-TOURCOING
Avant la première Révolution industrielle, on filait la laine, le chanvre, le lin ou le coton avec un rouet.
C’était un instrument ancien à roue actionné par une pédale ou une manivelle qui embobinait le fil
automatiquement. Il en existait de nombreux types. Le principe en est le suivant :
- une grande roue sur laquelle est enroulée une courroie est mise en rotation par une pédale ;
- le mouvement est transmis à deux poulies de diamètres différents reliées à une bobine et un épinglier
(broche spéciale) ;
- la différence de taille entre les deux poulies entraîne la torsion et l’embobinage du fil.
Cette opération artisanale se faisait donc à la main et elle nécessitait un savoir-faire certain.
À partir de 1780, l’invention de la mule-jenny en Angleterre allait révolutionner l’industrie textile. Dans les
petites filatures, là où auparavant huit à dix ouvrières étaient nécessaires pour alimenter en fil un seul métier
à tisser, une seule machine suffit désormais à les remplacer. Les mèches de fil brut sont placées sur une pièce
fixe, ‘’le ratelier’’, où elles sont écrasées et étirées ; elles s’enroulent alors autour d’une bobine placée sur la
partie mobile, ‘’le chariot’’. Pour obtenir un fil plus ou moins fin ou plus ou moins tordu, on fait varier les
vitesses angulaires de rotation des différents éléments. Une seule personne suffit pour produire des fils à
partir de la matière première brute. C’est un âne qui assure la mise en rotation de l’ensemble de la machine.
Avec l’apparition de la machine à vapeur, on va pouvoir coupler plusieurs machines à filer et la production
va croître de façon exponentielle mais le nombre d’emplois, lui, ne va pas augmenter, bien au contraire. La
mécanisation crée du chômage, ce qui cause de nombreux conflits sociaux.
À partir de 1850, les machines importées d’Angleterre envahissent l’Europe. Dans le Nord de la France et en
particulier autour de LILLE, c’est le début de la grande aventure industrielle du textile, les raisons de ce
développement sont simples :
- c’est une région qui a une tradition textile (comme les Flandres voisines),
- il y a une clientèle fidélisée (140 négociants colporteurs roubaisiens vendaient des fils et des tissus
dans toute l’Europe),
- les ports (GAND, BRUGES) où arrivent la laine d’Océanie et le coton d’Asie bruts sont à proximité,
- le lin est produit dans une zone étroite qui s’étend de la Normandie aux Pays-Bas en passant par le
Nord de la France et notre pays est le premier producteur mondial,
- la main d’œuvre ‘’bon marché’’ est abondante,
- c’est une zone frontalière où on a l’habitude de faire du commerce avec des sociétés étrangères,
- la métropole est riche en rivières, canaux, nappes phréatiques et il faut beaucoup d’eau pour les
industries textiles.
Grâce au machinisme, on assiste à la naissance de grandes dynasties industrielles et d’empires financiers
dans la métropole :
- La banlieue de LILLE (FIVES, LOOS, LA MADELEINE, LOMME, SEQUEDIN) devient un pôle ‘’coton’’ ;
- ROUBAIX-TOURCOING-CROIX-WATTRELOS devient un centre mondial de la laine ;
- La vallée de la Lys (AIRE-SUR- LA- LYS, ARMENTIÈRES, HOUPLINES, HALLUIN, RONCQ) se spécialise dans
le lin.
Grâce à l’afflux continu de main d’œuvre, les populations des quatre grandes villes connaissent une
croissance exponentielle à partir de 1850.
Des vagues successives de travailleurs étrangers sont ainsi arrivées pour s’installer dans la métropole à
différentes époques, beaucoup sont venus des pays du Sud de l’Europe et du Maghreb. Curieusement, il n’y
a pas eu d’arrivées massives polonaises comme dans le Bassin Minier.
Les Flamands constituent une immigration particulière. Au fil des crises économiques, ce sont soit ceux de
France qui allaient travailler en Belgique ou ceux de Belgique qui effectuaient le trajet inverse. À partir de
1845, les industries textiles traditionnelles de la région de GAND subissent une décadence irrémédiable
causée par le déclin de l’artisanat de la filature et du tissage à domicile, des ouvriers très qualifiés arrivent
ainsi à ROUBAIX-TOURCOING et s’installent dans le secteur avec leurs familles. Les premiers arrivés sont bien
sûr les syndicalistes devenus indésirables et ils vont continuer à militer dans leurs usines d’accueil. Ce sont
des gens directs, chaleureux, ayant la fibre associative et en général laïcs.
À peu près au même moment, arrivent des Flamands ruraux victimes du surpeuplement rural, ceux-là sont
aussi généreux mais plutôt catholiques pratiquants, plutôt méfiants vis à vis des perturbateurs. Ils s’installent
en France de façon temporaire, toujours prêts à retourner au pays si les salaires y redeviennent plus
intéressants qu’en France. Si les laïcs élisent plutôt domicile à ROUBAIX, les chrétiens ont une préférence
pour TOURCOING. Après 1850, il y a ainsi 40% de Belges à ROUBAIX, 37% à HALLUIN et WATTRELOS, 22% à
TOURCOING et seulement 3% à LILLE où on les a rassemblés dans les quartiers de Wazemmes et de Moulins.
Pour les patrons français, ce personnel, surtout celui en provenance des campagnes, est très intéressant car
il est ‘’bon marché’’, courageux, docile et habitué à de faibles salaires ; on l’appelle à la rescousse pendant
les périodes de prospérité et on le congédie facilement lorsque les commandes baissent. Ces afflux massifs
entraînent la construction d’usines et de logements nouveaux, toutes les villes du secteur qui étaient
séparées par des champs en viennent ainsi à se toucher malgré des accords d’urbanisme signés entre les
Élus, les patrons du textile et les propriétaires terriens : la répartition 50/50 (50% usines et logements / 50%
terrains agricoles) n’est pas respectée, la surface des campagnes diminue inexorablement.
Malgré la diversité des origines des travailleurs (17 nationalités dans les lainières), il n’y a eu, aux dires des
syndicalistes ou des journalistes de l’époque, ni problèmes d’intégration ni incidents racistes, tout au plus
quelques manifestations un peu xénophobes pendant les périodes de crise (l’arrivée d’Italiens du sud au
début de la crise en 1929 a dû être encadrée par des gardes-mobiles à cause des piquets de grève qui
voulaient les empêcher d’aller au travail). Il y avait, comme dans les Mines, une solidarité ouvrière impulsée
par des syndicats forts (CGT, CFDT, CFTC) dont les consignes étaient très suivies par leurs fidèles adhérents
(on avait le même syndicat d’un bout à l’autre de sa carrière).
Mais tout n’est quand même pas rose ! Les conditions de travail (cadences, bruit, atmosphère polluée,
chaleur ambiante, humidité, produits dangereux, …) sont très difficiles et les salaires misérables. On peut
néanmoins, même si on a été embauché au plus bas de l’échelle, grimper dans la hiérarchie par une
promotion interne si on est compétent, courageux et docile ; cette possibilité de progresser est surtout
réservée aux hommes. Certains ouvriers très qualifiés passent ainsi d’usine en usine dès qu’ils ont la certitude
d’obtenir un salaire plus élevé. Dès qu’un poste intéressant est libéré à cause un départ, il est réoccupé par
un salarié ayant obtenu une promotion, c’est ainsi qu’on monte en grade…
Les filles du Bassin Minier
Après la Seconde guerre Mondiale, les besoins en ouvrières du textile (filature, tissage, confection) sont tels
qu’il faut faire appel à une main d’œuvre féminine provenant du Bassin Minier. À cette époque, peu de jeunes
garçons et encore moins de jeunes filles continuent leurs études secondaires, 20% à peine passent du CM2
en 6ème ! On reste plutôt à l’école primaire encore deux ans (cours supérieurs 1 et 2) et on passe le CEP
(certificat d’études primaires) à 14 ans. La plupart des garçons vont préparer le CAP du Mineur et deviennent
galibots à 16 ans avant d’arriver en taille à 18 ans ; ceux qui ne choisissent pas la Mine deviennent apprentis
chez un artisan.
Les jeunes filles, après leur CEP, entrent à l’école ménagère des Mines où elles apprennent les tâches
domestiques de base (lavage et repassage du linge, nettoyage de la maison, couture, cuisine, décoration,
soins du bébé) ; elles doivent se préparer à devenir une épouse-modèle de Mineur dont les missions sont
bien définies (femme d’intérieur irréprochable et maman très attentionnée). À 16 ans, la plupart de ces
jeunes filles, en vue de se constituer une dot et ‘’une trousse de mariage’’, cherchent un emploi à temps plein
ou à mi-temps (vendeuse, dame d’entretien, aide-cuisinière, couturière à domicile, gardienne d’enfants…)
mais beaucoup d’entre elles choisissent d’aller travailler dans les filatures de LILLE-ROUBAIX-TOURCOING
jusqu’au moment où elles auront leur premier enfant.
Les filles sont généralement du matin (5h-13h) et elles arrivent en autobus. Celui-ci décrit un trajet bien
déterminé qui passent dans plusieurs villes minières. À 5h, il faut être devant les machines et c’est parti pour
huit heures de bruit infernal, avec des cadences soutenues, pratiquement sans pause et dans une
atmosphère chaude et humide ! Après leur poste, elles refont le chemin en autobus en sens contraire. En
revenant à la maison douze heures environ après en être parties, elles sont usées ; ce sont leur jeunesse et
leur bonne santé qui leur permettent de supporter de telles conditions de travail… mais elles ne se plaignent
pas, à qui le feraient-elles, d’ailleurs ? Dans leur univers, les hommes grattent le charbon au fond des fosses
dans la poussière et le noir et les femmes font des journées de plus de seize heures à la maison !